Paroles de lauréats : Alix Pradère
10 / 05.05.2020

Paroles de lauréats : Alix Pradère

Face à la crise, chaque jour, les lauréats et alumni Choiseul, mais aussi plusieurs de nos amis et partenaires,  réagissent. Une série d’échanges avec plusieurs d’entre eux  qui nous font part de leur vécu, nous exposent leurs stratégies de rebond mais aussi nous livrent leur vision du « jour d’après ».

Aujourd’hui avec Alix Pradère, Présidente d’OpusLine, cabinet de conseil spécialisé dans le secteur de la santé. OpusLine est partenaire du Club Choiseul Santé

La crise a montré un défaut de vision globale et partagée entre tous les acteurs de la santé ; elle a montré que le pilotage était encore en silo et que les pouvoirs publics intégraient insuffisamment les ressources du privé.

OpusLine est un cabinet de conseil de référence dans le domaine de la santé. D’un point de vue sanitaire, quelle est votre vision de la situation actuelle ? Quelles seraient selon vous les conditions d’une sortie de confinement réussie ?

Malgré notre spécialisation dans le conseil aux acteurs de la santé et de l’assurance, nous sommes nous aussi dans une forme d’incertitude liée au caractère nouveau de la maladie et à l’absence de données scientifiques fiables et stables.

Aujourd’hui la crise sanitaire a été gérée avec et par l’hôpital public ; le déconfinement devra se gérer avec les médecins généralistes et tous les soignants extra-hospitaliers. De la qualité de l’interaction avec ceux-ci dépendra la réussite du déconfinement. C’est la raison pour laquelle nous avons collaboré activement dans la plate-forme Covigie.org, portée par la Société Française de Médecine Générale et le Collège de Médecine Générale notamment. Celle-ci vise à remonter du terrain la réalité des pratiques des soignants, leurs besoins, et aussi les solutions initiées sur le terrain ainsi que les signaux faibles. Tout ceci fait l’objet de synthèses adressées aux autorités de santé. Covigie montre aussi que les soignants extra-hospitaliers font preuve d’une grande énergie et d’un formidable engagement, que nous aurons collectivement intérêt à bien mobiliser.

Au-delà des aspects médicaux de la crise, il nous faudra arrêter d’opposer santé et économie. Un système de santé de qualité, innovant et bien organisé a besoin de moyens, d’investissements ; une économie forte permet d’avoir un système de santé performant. Opposer santé et économie est une vision dépassée qui polluera inéluctablement la phase déjà complexe du déconfinement.


Tout au long de cette crise, quelles ont été les attentes de vos clients, qui sont tous des acteurs de la santé ?

Nos clients nous ont sollicités spécifiquement pour gérer la période d’attente en déployant notamment des formations, en particulier pour les équipes commerciales les plus touchées, et en préparant notamment les plans de reprise, en particulier sur le plan commercial. Nous avons aussi travaillé à la préparation de programmes de santé proposés aux entreprises par les assureurs.


À ce propos, quel rôle les assureurs ont-ils à jouer ? On a beaucoup parlé de leur mission dans l’indemnisation de la perte d’exploitation mais peu dans l’assurance santé.

L’assurance de personnes a un double rôle à jouer : la santé et l’indemnisation de l’arrêt de travail. Dans le domaine de la prévoyance, les assureurs sont allés au-delà de leurs engagements contractuels en prenant en charge des arrêts de travail non couverts et devront faire face à la difficile équation de la couverture d’entreprises dans l’incapacité de payer leurs cotisations.

Les assureurs santé peinent encore à valoriser leur action au-delà de l’indemnisation : pionniers de la téléconsultation, lancée en 2015 par AXA, ils n’en tirent pas la reconnaissance qui devrait leur revenir. Leur enjeu à présent est double : réussir à utiliser, eux aussi, les possibilités du numérique pour mieux accompagner de façon proactive et visible la santé de leurs assurés au quotidien ; convaincre les médecins puis les pouvoirs publics qu’ils peuvent être des partenaires utiles et acteurs. Le tout dans un contexte économique de déficit important de l’Assurance maladie où ils pourraient être appelés en renfort.


À la demande de Bercy, OpusLine a réalisé l’an dernier un rapport intitulé Industrie du Futur : enjeux et perspectives pour la filière industrie et technologies de santé. De quelle manière la crise sanitaire va-t-elle transformer la filière ?

La crise a montré un défaut de vision globale et partagée entre tous les acteurs de la santé ; elle a montré que le pilotage était encore en silo et que les pouvoirs publics intégraient insuffisamment les ressources du privé. Notre étude avait déjà relevé cela et appelé à une refondation de la filière – peut-être la crise actuelle aura-t-elle le mérite d’en accélérer la transformation.

Une meilleure collaboration entre acteurs publics et acteurs industriels est indispensable. Ceux-ci auront intérêt à s’organiser véritablement en filière coordonnée, avec davantage de transparence sur ce qui relève de l’intérêt général. Une prise de parole du CSF Santé pendant la crise aurait sans doute rassuré sur la volonté de la filière à apporter des réponses utiles.

Ce rapport étudiait l’enjeu de performance du numérique sur la filière ; le numérique est à la racine du pilotage par la data, de la performance de la production, de la prise de décision et du déploiement de l’innovation ou de l’évaluation. Il est au cœur du débat sur l’indépendance sanitaire. Les conclusions de ce rapport sont douloureusement d’actualité : rendre le territoire national attractif, compétitif, valoriser les talents et les garder.


Vous évoquez la digitalisation du secteur de la santé ? Quels sont selon vous les grands chantiers qui pourraient être mis en œuvre ?

La digitalisation a déjà eu un rôle crucial dans la gestion de la crise : toute la gestion de la capacité hospitalière a été orchestrée grâce au ROR (Répertoire Opérationnel des Ressources) opéré par l’Agence du Numérique en Santé, avec laquelle nous collaborons depuis quelques années. Invisible du grand public, c’est un outil essentiel à la mobilisation coordonnée des ressources. Il y a 10 ans nous n’aurions pas pu donner tous les jours à 19H le nombre de lits de réanimation disponibles, ni savoir en temps réel vers quel hôpital ou quelle région orienter les patients.

La téléconsultation, qui ne s’est développée à grande échelle que depuis 5 ans, a aussi été déterminante dans la prise en charge des patients pendant la période. Nous y avons beaucoup contribué et c’est satisfaisant de voir une adhésion massive des patients autant que des médecins.

Beaucoup reste encore à faire. Le plan d’investissement massif dans la santé, annoncé par le Président de la République, devrait orchestrer des réalisations rapides autour du DMP (Dossier Médical Partagé). Déjà près de 10 millions de Français ont ouvert un dossier médical électronique, mais ils ne peuvent pas en faire grand-chose encore faute d’applications concrètes pour eux-mêmes ou pour leurs médecins. Reste donc à développer les applications pour les patients (dans l’Espace Numérique de santé) et pour leurs médecins (dans le Bouquet de services).

Tout ceci est un grand champ de progrès et d’investissement dont les industriels et les assureurs santé n’ont pas encore suffisamment pris la mesure. Par ailleurs, la crise révèle aussi l’importance de l’exploitation de la data dans la santé : surveillance sanitaire, études cliniques, pilotage sanitaire. Il va être intéressant d’évaluer ce que le Health Data Hub, dispositif naissant de consolidation de données anonymes cliniques et médico économiques, permettra de découvrir ou démontrer.


On parle aussi beaucoup d’indépendance stratégique, en particulier en ce qui concerne la production de médicaments (80% des principes actifs présents dans les médicaments consommés en Europe sont produits en Asie). L’Europe est-elle en mesure de relocaliser une partie de sa production et devenir ainsi plus résiliente ?

À l’occasion de cette crise on (re)découvre la question de l’indépendance sanitaire ; espérons que l’émotion débouche sur des évolutions positives et structurelles.

La réflexion sur la relocalisation de la production de médicaments n’embarque pas que la production de médicaments mais l’ensemble de la chaîne depuis l’innovation jusqu’aux conditions d’accès au marché. La volonté politique et la stratégie industrielle seront décisives. Le sujet n’est pas nouveau, il a d’ailleurs fait l’objet d’une recommandation dans le dernier rapport intitulé « Lutter contre les pénuries et améliorer la disponibilité des médicaments en France » du ministère des Solidarités et de la Santé paru en juillet 2019, en revanche, les mécanismes à mettre en œuvre pour réaliser ces relocalisations sont à inventer. La liste de médicaments essentiels constituée par l’OMS peut servir de base de définition du périmètre à adresser. La question clé est de permettre une production sur le sol Européen de ces produits qui ne soit pas un non-sens économique pour les acteurs industriels, afin que les coûts de production ne dépassent pas le prix de vente.

La réponse ne peut être nationale, elle sera européenne les réalités y sont contrastées avec des pays à plus faibles coûts de production et des fiscalités plus attractives. Relocaliser dans notre pays supposerait de revoir le logiciel France sur de trop nombreux aspects (qui ne concernent pas que les industries de santé), de travailler sur un mécanisme de revalorisation de ses productions pour ne pas s’arrêter au calcul des seuls coûts de production et raisonner en logique globale. Pas sûr que le niveau de déficit de l’Assurance maladie et de l’Etat Français nous permettent d’aller facilement dans cette voie… alors même que la relocalisation industrielle apporterait aussi des ressources via la cotisations sociales.


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