Choiseul Magazine – Les mutations du commerce invitent à réinventer la ville. La tribune d’Anne-Sophie Sancerre.
Anne-Sophie Sancerre est Directrice générale retail France chez Unibail-Rodamco-Westfield depuis 2016. Elle a occupé successivement plusieurs fonctions (investissements, finance, opérations, relations investisseurs) au sein du Groupe, qu’elle avait rejoint en tant que Directrice du business development, après avoir débuté sa carrière chez Morgan Stanley. Anne-Sophie Sancerre est titulaire d’une maîtrise de comptabilité et finance de l’université Paris-Dauphine (MSTCF), d’un master en finance et stratégie de l’université de Napier à Édimbourg, et diplômée de Sciences-Po Paris.
Anne-Sophie Sancerre est également alumni du Choiseul 100 et lauréate du classement Choiseul Ville de demain.
L’arrivée d’internet au milieu des années 1990 a bouleversé le commerce, qui évolue désormais dans trois directions :
- Le commerce physique de proximité, c’est-à-dire les achats du quotidien, de nécessité ou d’impulsion, qui s’est enrichi au cours des dernières années de nouveaux formats comme les petites surfaces de centre-ville proposées par la grande distribution, ou encore le travel retail au sein des gares ou aéroports.
- Le commerce en ligne, qui représente pour l’instant 10 % des ventes au niveau mondial et qui va continuer à se développer. C’est le commerce pratique par excellence, notamment pour les achats de répétition. Ses avantages sont connus, notamment le caractère illimité de l’offre pour découvrir de nouveaux produits, mais il n’est pas le lieu de la rencontre entre une marque et ses clients. Le commerce physique a pour lui un avantage unique : il permet de construire une relation durable entre les deux.
- Le commerce de destination, ou « commerce expérientiel » : c’est ce que nous offrons dans nos centres. Ce type de commerce est le parfait complément d’internet dans la mesure où il offre une expérience humaine et permet la différenciation. Les marques peuvent s’y exprimer et offrir des expériences mémorables dans un cadre idéal.
Dans cette « nouvelle donne », notre mission est de faire en sorte que le consommateur ait envie de se rendre en magasin parce qu’il va y passer un moment agréable, découvrir des marques qu’il n’aurait pas croisées sur le net, des produits pointus dans des boutiques éphémères ou participer à des événements. Par exemple, au sein de notre centre de shopping Westfield Les 4 Temps, nous donnons rendez-vous aux clients plusieurs fois par semaine, en partenariat avec l’enseigne Go Sport, pour des sessions collectives de course à pied ! Et les exemples ne manquent pas : cours de cuisine, animations, ateliers pour les enfants, sessions de yoga, défilés de mode…
Nous développons aussi les loisirs et la restauration au sein de nos centres. Il y a quelques années, seuls 5 % de la surface de retail de nos centres européens lui étaient dédiés. Aujourd’hui, nous atteignons 10 à 15 % et la croissance continue. Nous avons inauguré en 2019 deux extensions spécialement dédiées à la restauration, au sein de nos centres de shopping Westfield Vélizy 2 et Westfield Carré Sénart, et leur succès ne se dément pas.
Le magasin, de stock à média
Ces changements traduisent une évolution des attentes des consommateurs en matière de mix d’offre : peut-être un peu moins posséder en volume mais plus en qualité, et pas seulement des biens mais aussi vivre des moments, des expériences… invitant par là-même à repenser la raison d’être du magasin. Tout se passe comme si ce dernier devenait une vitrine, voire un média, permettant d’engager un dialogue avec les consommateurs.
Historiquement, un principe a relié à travers les siècles les différentes manières d’échanger : la valeur des lieux dépend du volume de transactions qui s’y nouent. Dans quelques dizaines d’années, ce principe multimillénaire aura peut-être disparu. Mais ce que le commerçant recherchera, c’est la relation en vue de la transaction et non l’inverse. La valeur des places de marchés, foires, halles, rues commerçantes, grands magasins et centres commerciaux sera fondée sur leur capacité à tisser ces relations. Les lieux du commerce seront d’abord des lieux – durables et… beaux ! – de diffusion de l’information et de rencontre émotionnelle et « mémorielle » avec une marque.
Refaire cité
Dans la logique de cette évolution, le commerce va (re)devenir progressivement la partie d’un tout plus vaste, rassemblant des usages variés, servant un but supérieur : le vivre-ensemble. Le temps des lieux uniquement destinés au commerce est révolu. Ceux-ci cherchent désormais à s’incarner dans des lieux aux fonctions multiples : commerce, bureaux, coworking, lieux de culture, de détente, de santé, de restauration, de sport…
Nous créons par exemple à Montparnasse avec les Ateliers Gaîté un véritable quartier de ville, qui comprendra, outre les espaces de commerce – totalement refondus –, le plus grand Food Hall d’Europe en partenariat avec Moma Group, au concept innovant avec 35 comptoirs, sur près de 5 000 m², dit Food Society, ainsi que des bureaux, des logements, une bibliothèque, un club de jazz, une crèche, et l’hôtel Pullman intégralement rénové.
Hyperconnectés, urbains, ces lieux seront aisément accessibles. En prise directe avec leur environnement immédiat, ils seront ouverts sur la ville par des parcs et des espaces publics, et sur ses habitants par des initiatives en faveur du développement local regroupant commerçants, associations, collectivités.
Ils seront également durables : les moyens de transport « verts » y seront privilégiés, et des partenariats avec des start-up permettront d’y mettre en place les principes de l’économie circulaire, comme nous le faisons avec Too Good To Go, qui lutte contre le gaspillage alimentaire, Phénix, pour la gestion des déchets, ou encore Sous les Fraises, qui déploie des fermes urbaines sur les toits de nos centres.
En France, 8 personnes sur 10 estiment que la solitude est un problème de société. Selon le Credoc, 20 % des jeunes ne rencontrent physiquement et ne passent du temps avec d’autres personnes que très rarement. La raison d’être de ces nouveaux lieux, qui est de favoriser les moments partagés, représente plus qu’une opportunité de développement économique ou un effet de mode. Il s’agit ni plus ni moins que de « refaire cité ».